4. Évaluer les procédures d’évaluation

Paris, le 25 juin 2009

Faisons un peu de science fiction et formulons deux hypothèses, d’ailleurs très inégalement chimériques. Supposons un instant que les patients se voient contraints par la Sécurité Sociale d’évaluer leurs médecins ou leurs chirurgiens, de même que les étudiants de Sciences-Po sont tenus d’évaluer leurs enseignants. Supposons également que le corps académique de Sciences-Po ait la liberté d’évaluer l’équipe de direction et l’administration de l’établissement, de même que les citoyens de pays démocratiques évaluent ceux qui les gouvernent. Il n’est pas impossible que, grâce à la problématique du « détour » labellisée par Georges Balandier et pratiquée par l’auteur des Lettres Persanes, de précieux enseignements se dégagent sur les réalités et fictions de l’évaluation telle qu’elle est mise en œuvre en nos murs.

I. Les dérives possibles d’une recherche légitime d’information

1- Quelques constats de bon sens

Les patients des médecins et chirurgiens sont parfaitement bien placés pour apprécier la qualité de l’écoute réservée à leur souffrance, ou encore pour donner des informations sur ce qu’ils ressentent personnellement des effets des traitements qui leur ont été proposés. Ils le sont sûrement moins pour discuter utilement du type de thérapie choisie par leur médecin, ou contester les choix chirurgicaux effectués dans la salle d’opération. On peut aussi se demander si la Sécurité Sociale serait bien le destinataire le plus approprié ces « retours d’information ». Qu’en ferait-elle, sinon risquer de céder à la tentation de dresser des listes noires ? Enfin, le caractère obligatoire de l’évaluation, heurtant les principes démocratiques les plus élémentaires, à savoir le droit de s’abstenir, ne manquerait pas de susciter un tollé.

Jusqu’à l’an dernier, les étudiants de Sciences-Po étaient invités, invités seulement, à remplir des fiches d’évaluation, ce qui, dans le principe est une excellente chose. Mais que leur demande-t-on d’évaluer chez leurs enseignants ? S’il s’agit de la ponctualité, de la disponibilité et de la qualité du contact, incontestablement, ils ont là-dessus quelque chose à dire. S’il s’agit encore de donner une opinion sur la clarté des propos tenus en cours, sur l’utilité des supports pédagogiques, ou même sur le degré d’intérêt que suscite pour eux tel enseignement, l’évaluation a un sens. Certes, on aimerait croire que les auditoires interrogés font toujours la différence entre la facilité mondaine et le sérieux savant, préfèrent le séminaire intellectuellement exigeant à celui où l’on se contente de raconter de « passionnantes » anecdotes. Mais ici on entre dans une zone grise dont est consciente une partie des étudiants. Lorsque la procédure était facultative, certains ne remplissaient pas le questionnaire et disaient explicitement « ce n’est pas à moi de juger le professeur », et d’autres, pour les mêmes raisons, refusaient de répondre aux questions les plus discutables. Que penser en effet de celle-ci, posée à chaud en fin de semestre : « Comment évaluez-vous la contribution de l’enseignant(e) à votre développement intellectuel ? ». Il existe aussi des questions pour le moins déplacées, notamment s’agissant des professeurs des universités et des directeurs de recherche recrutés sur des critères nationaux de compétence scientifique et pédagogique. Par exemple : « Quels sont les points que l’enseignant(e) pourrait améliorer ? ».

2- Des évaluations pour quel usage ?

Le principe de l’évaluation est donc une excellente chose. Mais dans sa mise en œuvre, il convient de tenir compte de ses effets pervers. Selon la nature des questions posées, les évaluations peuvent constituer une réelle incitation à la démagogie et à la facilité intellectuelle, surtout auprès des enseignants qui sont dans un statut précaire c’est-à-dire, à Sciences-Po, l’immense majorité. Il est aisé en effet de « conquérir » un auditoire par des pratiques contraires à l’exigence intellectuelle, voire à la déontologie professionnelle. Par ailleurs, de graves dangers peuvent résulter d’une circulation incontrôlée des résultats des évaluations. C’était déjà le cas avec les évaluations sur papier ; avec le passage en ligne, surgit le risque de piratage par des hackers même débutants. Or, il est notoire que certaines évaluations, peu nombreuses peut-être mais bien réelles, sont inspirées par la volonté de nuire ou relèvent de la diffamation pure et simple. Ceci pose la question de savoir quels sont les destinataires légitimes du matériel d’évaluation. Enfin, l’on peut se demander quel usage peut être fait des évaluations d’étudiants par un pouvoir tenté de marginaliser ou d’écarter arbitrairement des enseignants qui déplaisent ?

La récente réforme de l’enseignement des langues à Sciences-Po soulève une autre question : celle de la mise en concurrence des modes d’évaluation. La réforme doit conduire à substituer massivement l’e-learning aux méthodes pratiquées jusqu’ici par plusieurs dizaines d’enseignants vacataires. Beaucoup d’entre eux risquent de se voir congédiés. La justification présentée se fonde sur un audit externe et un sondage TNS-Sofres. Mais puisque qu’il a été procédé, comme chaque semestre, à une évaluation interne qui, elle, résultait d’une consultation de tous les étudiants et non de certains d’entre eux, on aimerait savoir si elle débouchait sur les mêmes conclusions. Que signifie d’ailleurs cette mise en compétition de trois modes d’évaluation ? Et que penser d’un établissement d’enseignement supérieur qui fait appel à un « analyste externe » et à un institut de sondage pour définir sa politique scientifique et pédagogique ? Les enseignants anglicistes ont quelque raison de vouloir faire la clarté sur ce point et de déplorer, mais ceci renvoie à un problème plus général de gouvernance, de n’avoir pas été consultés collectivement, en tant que corps enseignant, sur cette modification radicale de la politique pédagogique.

II. Rétablir les normes de compétences et raffermir le respect des libertés

1- Respecter les compétences

Dans ce but, il conviendrait de réviser les questions actuellement posées dans les formulaires d’évaluation. Devraient être bannies celles qui attribuent prématurément aux étudiants une compétence qu’ils n’ont pas, et que les plus avisés d’entre eux reconnaissent d’ailleurs ne pas avoir. Ou, pour le dire autrement, celles qui nient la différence de statut dans le rapport au savoir entre étudiants et enseignants.

« Comment évaluez-vous la préparation et l’organisation des séances ? »

« Comment évaluez-vous la pertinence des commentaires de correction ? »

« Comment évaluez-vous la capacité à être en prise sur les enjeux actuels ? »

« Quels ont été les points forts de votre enseignant(e) ou de l’enseignement ? »

D’ailleurs toutes ces questions auraient d’autant moins lieu d’être si les enseignants étaient choisis sur la suggestion collective de leurs pairs. Ce sont eux en effet, plutôt que l’administration, qui sont les mieux à même d’apprécier la véritable compétence des entrants, ainsi que le type de cours ou de séminaires réellement adaptés à leur profil scientifique et pédagogique.

2- Protéger les libertés

Il est également nécessaire de mettre un terme aux virtualités menaçantes contenues dans la procédure actuelle d’évaluation. Le caractère obligatoire de l’évaluation est à reconsidérer. Il n’est pas acceptable d’écrire aux étudiants : « Au delà de (telle date…) un certain nombre de services (inscriptions pédagogiques, édition de relevés de notes ou de diplôme,…) seront temporairement indisponibles si vos évaluations sont incomplètes ». Une telle mesure qui sanctionne le refus de donner une opinion, est liberticide ; elle est de fort mauvais augure dans la perspective qui est pourtant la nôtre, de former pour l’avenir de libres citoyens.

La circulation du matériel d’évaluation est également à réexaminer. Dans le format papier, les évaluations pouvaient faire l’objet de nombreuses fuites qui servaient ultérieurement à nourrir des rumeurs sur les capacités pédagogiques réelles ou supposées des enseignants. Dans la formule en ligne, des garanties incontestables devraient être fournies sur la confidentialité d’accès. En juillet 2008, l’administration de Sciences-Po se flattait d’avoir recueilli 49.501 évaluations (Newsletter, n° 34, 1er juillet 2008). Cette base de données individuelles informatisées a-t-elle reçu l’autorisation de la CNIL ? Du point des vue des libertés publiques, que penser de ces formulaires visant des personnes, obligatoires pour ceux qui les remplissent et reçus sous la forme de lettres anonymes par leurs destinataires (du moins pour les « évalués », sinon pour la Direction), et dont le contenu est parfois erroné voire diffamatoire ?

3- Prendre en considération un arrêté ministériel et une décision du Conseil d’État

Si l’évaluation porte sur de simples questions de présence et de bonne organisation, il demeure légitime que le chef d’établissement puisse l’utiliser pour sanctionner les enseignants défaillants. Si, en revanche, l’évaluation continue de concerner la qualité scientifique et pédagogique de l’enseignement dispensé, alors seul l’enseignant concerné devrait en être destinataire puisque lui seul peut légitimement en tirer les conséquences qui s’imposent alors que le pouvoir administratif ne saurait en être juge. Cette question n’est pas nouvelle et l’on serait bien venu de s’inspirer d’un arrêté du ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, en date du 9 avril 1997, qui distingue clairement l’évaluation d’un enseignement dispensé par un enseignant particulier, et l’évaluation de l’organisation des études dans une formation donnée :

Article 23 : [Cette procédure] permet, d’une part, à chaque enseignant, de prendre connaissance de l’appréciation des étudiants sur les éléments pédagogiques de son enseignement. Cette partie de l’évaluation est destinée à l’intéressé. La procédure permet, d’autre part, une évaluation de l’organisation des études dans la formation concernée, suivie pour chaque formation par une commission selon des modalités définies par le conseil d’administration de l’établissement, après avis du conseil des études et de la vie universitaire.

On voit, dans cet article, que l’enseignant est le seul destinataire de « l’appréciation des étudiants sur les éléments pédagogiques de son enseignement », tandis qu’est prévue, ce qui n’existe pas à Sciences-Po, une évaluation par les étudiants de l’organisation de leurs études. Le fait que dans l’arrêté, l’enseignant soit le seul destinataire des évaluations de ses étudiants a même servi d’argument au Conseil d’État pour rejeter les requêtes en annulation de cet article :

Considérant que […] l’arrêté attaqué doit être interprété comme exigeant que seul l’enseignant intéressé ait connaissance des éléments de cette forme de l’évaluation ; qu’ainsi l’arrêté ne saurait dans cette mesure être regardé comme portant par lui-même atteinte au principe d’indépendance des professeurs de l’enseignement supérieur ; […] Les requêtes susvisées sont rejetées. (CE, 29 décembre 1997)

Le Conseil a ainsi jugé que, du fait que seul l’enseignant intéressé a connaissance de ses évaluations, l’arrêté ne porte pas atteinte au principe de l’indépendance des professeurs de l’enseignement supérieur. D’où il découle que dans le cas contraire, on attente à ce principe.

III. Étendre les bienfaits de l’évaluation à l’administration ?

La question est, bien entendu, largement théorique dans le contexte actuel et nous ne nous y réfèrerons que pour sa valeur heuristique. Dans la mesure où l’administration souhaiterait apprécier la manière dont l’évaluation peut dériver ou, au contraire, conserver une vraie pertinence, il est intéressant d’imaginer l’hypothèse où elle s’y trouverait soumise, à l’égal des enseignants.

À qui seraient posées les questions ? On peut répondre : aux étudiants et aux membres de la communauté académique, les premiers en tant qu’usagers de l’établissement, les seconds en tant que membres constituants d’un établissement qui doit mettre à leur disposition les moyens d’assurer leur mission.

Quelles questions pourraient être posées ? Le choix devrait dépendre des bénéfices espérés d’informations exploitables par l’administration, et non pas contribuer à mettre en œuvre un outil de déstabilisation comme cela peut être le cas, actuellement, pour les enseignants. On peut penser que l’administration gagnerait à savoir comment sont perçus par les usagers comme par les professeurs et chercheurs, les modes de consultation qu’elle met en place avant la formulation de ses projets ; comment est jugée la réalité de la participation des étudiants et des académiques aux processus de décision prévus par les instances statutaires légales ; comment sont compris le rythme des réformes et leur lisibilité ; comment est reçu le mode de relation que la Direction déploie. Il pourrait également être utile à l’administration de prendre connaissance des mouvements souterrains d’opinion susceptibles de faire dérailler ou mal accepter des réformes parfois utiles. Et, comme une bonne gouvernance implique aussi une aptitude à construire un climat psychologique positif, ces évaluations seraient un bon indicateur de la qualité du dialogue dans l’établissement.

Quels seraient les destinataires de l’évaluation ? Il va de soi qu’il serait désastreux que l’information recueillie puisse faire l’objet de fuites ou alimenter des rumeurs incontrôlables. C’est pourquoi, de même qu’en matière d’évaluation des enseignants par les étudiants, il serait de la plus haute importance que le destinataire final soit uniquement la personne concernée. Cela signifie que seul le chef d’établissement et le conseil d’administration qui lui délègue ses pouvoirs, devraient avoir connaissance de ces données d’importance stratégique puisqu’elles sont susceptibles d’aider à améliorer les conditions d’exercice du pouvoir de direction.

IV. La passion du classement

Désormais, nous dit-on, la valeur d’un établissement d’enseignement supérieur dépend de son rang dans le classement mondial des universités, établi selon des critères « objectifs » puisque quantifiés. Sciences-Po semble avoir intériorisé cette course au classement qui a des retombées directes sur les universitaires et chercheurs. En effet, un élément décisif du ranking, comme disent les nouveaux anglomanes, repose sur la somme des évaluations individuelles des académiques, également mesurées quantitativement. « L’impact citationnel », autre vocable de la novlangue, combine deux types de critères : le nombre d’articles recensés au hasard des bases de données consultées par les agences de ranking, et le nombre de fois où ces publications sont citées par d’autres auteurs. Sur cette base, on entend désormais juger la valeur académique des professeurs et chercheurs.

Pour des profanes, ce mode d’évaluation peut sembler indiscutable. Mieux encore, une administration soucieuse du rang de l’établissement, peut y chercher des raisons d’imposer ses choix en matière de recrutement des académiques, en se fondant sur ces évaluations « objectives ». Il convient cependant de tempérer l’enthousiasme des uns et des autres en attirant l’attention sur les effets pervers de ce système d’évaluation quantitative. Tout d’abord, il incitera davantage les académiques à négliger leurs tâches d’enseignement ou, du moins, à y consacrer le minimum de leur attention puisque celles-ci ne sont pas rentables en termes de notoriété dans les media ou sur la Toile. Les étudiants risquent d’être les premiers à en pâtir, mais aussi les jeunes enseignants sans statut qui se verront déléguer systématiquement les tâches administratives et pédagogiques. Ensuite, il favorisera ceux qui donnent moins dans la recherche que dans la publication productiviste : des articles nombreux déclinant les mêmes thèmes, ou empruntant sans trop hésiter à des collègues plus obscurs ; des directions d’ouvrages où les maîtres d’œuvre tirent profit du travail collectif, au prix d’un investissement personnel parfois fort réduit. Ce sera enfin le règne du spam académique. En effet, « l’impact citationnel » privilégie l’intellectuel qui fait du « bruit » par ses paradoxes ou ses provocations, lesquelles demeurent néanmoins toujours savamment calculées pour ne pas lui fermer l’accès aux meilleures revues universitaires.

Ce nouveau mode d’évaluation international dont la séduction semble progresser à Sciences-Po, menace ce qu’il y a de meilleur dans la culture académique traditionnelle : l’investissement en profondeur dans l’enseignement et la recherche, avec ce que cela suppose de silence et de temps donné à la réflexion.

Mais, dira-t-on, comment peut-on, encore aujourd’hui, être Persan ?